par Jonathan Classen Howes
Longtemps demeurés un concept purement théorique, les ordinateurs quantiques s’approchent de la réalité. Ces superordinateurs aux pouvoirs presque incroyables promettent de révolutionner le monde : mais devrions-nous nous en réjouir ou nous en inquiéter?
Il est possible que plusieurs d’entre vous n’aient pas entendu parler des ordinateurs quantiques, mais dans les milieux scientifiques et gouvernementaux, ils font énormément de bruit. Exponentiellement plus puissants que les ordinateurs traditionnels, ces appareils pourront aider à résoudre des problèmes médicaux et scientifiques urgents, à prouver des théories mathématiques complexes et même à trouver des planètes habitables. Par contre, les ordinateurs quantiques pourront aussi décrypter tout code de sécurité couramment employé sur internet, de ceux protégeant des transactions bancaires à ceux sauvegardant des secrets militaires. Dr. Raymond Laflamme, directeur exécutif du Institute for Quantum Computing à Waterloo, Ontario, ne mâche pas ses mots : « Si quelqu’un entrait demain avec [un ordinateur quantique] dans sa poche arrière, la confidentialité sur l’internet disparaitrait complètement. »(1)
Une machine impossible
Mais d’où sortent ces machines et d’où tirent-elles leurs pouvoirs remarquables? Leur fonctionnement est profondément ancré dans le monde de la physique quantique. Au lieu d’utiliser des bits pour faire leurs calculs, comme les ordinateurs traditionnels, ils utilisent des « qubits » : des particules subatomiques contrôlées. Les bits peuvent prendre une valeur de 0 ou de 1. Les qubits, à travers une propriété quantique nommée la superposition, peuvent dans un sens prendre ces deux valeurs en même temps : ceci leur permet d’effectuer plusieurs calculs simultanément. Les qubits ont aussi la capacité d’être reliés entre eux à travers une autre propriété nommée l’intrication. Grâce à elle, bien qu’ils soient physiquement séparés, lorsque l’état d’un qubit change, l’état de l’autre est instantanément affecté. Les scientifiques n’ont pas encore réussi à expliquer les causes derrières ces phénomènes, mais cela ne les empêche pas de les exploiter dans les ordinateurs quantiques. La capacité calculatrice des qubits leur permettra de rapidement trouver, par exemple, le meilleur médicament pour combattre une maladie. Avec une efficacité égale, ils pourront décrypter en quelques minutes des codes de sécurité qui, à cause de leur complexité, prendraient des siècles pour être résolus par les ordinateurs couramment employés.
Les pouvoirs extraordinaires des qubits sont longtemps demeurés un concept purement théorique à cause des difficultés reliées à leur mise en application. « En effet », dit Dr. Laflamme, « quand j’ai commencé à travailler dans le domaine des ordinateurs quantiques, mon premier projet fut d’essayer de prouver qu’ils ne marcheraient jamais. » Mais sous peu, il a changé d’avis. Dans les années récentes, les progrès dans le champ ont été si rapides que Dr. Laflamme prédit que les ordinateurs quantiques à grande échelle pourraient exister dans les dix prochaines années.
Pour le moment, la technologie est encore en cours de développement. Les chercheurs travaillent avec des nombres restreints de qubits, pas les milliers requis pour un ordinateur quantique à grande échelle. Tout de même, une compagnie canadienne nommée D-Wave vend déjà des prototypes de ces ordinateurs. Ses clients et investisseurs incluent Google, NASA, Lockheed Martin et In-Q-Tel (la branche technologique de la CIA). Mais il ne faudrait pas s’attendre à voir un ordinateur quantique sur son bureau sous peu : les prototypes coutent déjà 15 millions de dollars et nécessitent un environnement d’une température proche du zéro absolu pour bien fonctionner.
L’internet paralysé
La rapidité des développements dans le domaine de la computation quantique en a pris plusieurs par surprise, mais maintenant les agences de sécurité et de technologie se dépêchent pour développer leurs propres ordinateurs quantiques et pour mettre en place des mesures de sécurité capables de repousser une attaque quantique sur les transactions effectuées en ligne. En 2013, il fut révélé que le National Security Agency aux États-Unis a investi 80 million de dollars US dans les ordinateurs quantiques et la cryptographie associée. En Chine, le gouvernement a également commandé à ses scientifiques de produire ces technologies, peu importe le coût.
Par contre, si coordonner des particules subatomiques à une grande échelle pose un défi énorme, il est aussi difficile de trouver des codes de sécurité pouvant résister aux ordinateurs quantiques. Le nouveau domaine de recherche de la cryptographie quantique vise précisément à accomplir ce but et à protéger les communications électroniques. Les dangers que les cryptographes essaient de prévenir ne sont pas minimes : un rapport récent du European Telecommunications Standards Institute confirme que « sans de l’encodage « quantum-safe », [toute information] qui a été ou sera transmise sur un réseau pourrait être sujet d’espionnage ou de dévoilement public. » (2) Dans le pire des cas, on pourrait envisager que des gens ou même des gouvernements malintentionnés en possession d’un ordinateur quantique pourraient paralyser l’internet, les transactions concernant les finances et la sécurité, peut-être même l’économie mondiale.
Une course contre le temps
L’importance de développer des mesures de protection non seulement pour les communications gouvernementales, mais aussi pour les citoyens qui se servent de l’internet, est très apparente. Par contre, c’est peut-être trop tard pour protéger l’information actuellement sur l’internet : Jennifer Fernic, une experte en cryptographie à l’Institute for Quantum Computing, dit qu’il est possible que « des organisations accumulent depuis des années du data encodé transmis sur un réseau public comme l’internet pour le décoder une fois les ordinateurs quantiques disponibles » (3). En ce qui concerne les communications électroniques futures, la meilleure solution pour les ordinateurs traditionnels semblerait être d’avoir des codes de sécurité beaucoup plus complexes ou de développer de nouvelles technologies pour se protéger.
La majorité des techniques d’encodage actuelles se servent de l’algorithme RSA, qui encode un message transmis à travers diverses opérations mathématiques basées sur un nombre clé. Ce nombre clé est le produit de deux nombres premiers particulièrement élevés : pour décoder un message, il est nécessaire de factoriser le nombre clé en les deux nombres premiers d’origine. Sans déjà savoir l’un des nombres premiers impliqués, cette factorisation est extrêmement laborieuse et prendrait des siècles pour être accomplie par un ordinateur traditionnel. Avec les ordinateurs quantiques, l’histoire est complètement différente : c’est dans ce type de problème mathématique que ces appareils excellent grâce à leur capacité de faire des calculs simultanés. Des codes basés sur d’autres problèmes mathématiques plus difficiles pour les ordinateurs quantiques sont en développement, mais ces codes ralentiraient les communications considérablement et pourraient toujours être vulnérables à des attaques futures encore plus sophistiquées.
Une autre solution proposée pour préserver la confidentialité dans le monde des ordinateurs quantiques emploie les ordinateurs quantiques eux-mêmes : il s’agit du Quantum Key Distribution. Cette méthode fonctionne grâce à la propriété de superposition retrouvée chez les qubits, mais cette fois-ci exploitée chez les photons. Des photons polarisés en état de superposition sont envoyés au destinataire (à travers un câble ou autrement) pour établir une clé secrète selon laquelle les messages subséquents seraient encodés. Si un intrus essayait de mesurer l’état d’un des photons transmis, il détruirait la superposition et serait incapable de recréer le photon d’origine. Cette distorsion des données transmises serait facilement détectable par le destinataire et l’alerterait de la présence d’un espion. Le Quantum Key Distribution serait donc théoriquement parfaitement sécurisé, mais il reste encore de nombreuses années avant qu’il ne soit complété et encore plus avant qu’il puisse être généralement intégré dans nos systèmes de communication actuels.
Les ordinateurs quantiques à grande échelle et l’encodage capable de se défendre contre eux : lequel des deux sera complété le premier demeure une question ouverte. « Je crois que nous trouverons un moyen pour protéger l’information des ordinateurs quantiques », dit Dr. Laflamme, « mais c’est difficile de prédire qui gagnera la course. » L’important est de commencer dès maintenant à préparer les mesures de sécurité : « On ne peut pas s’endormir et croire qu’il s’agit d’un problème pour demain. » Si on ne fait pas face au problème dès maintenant, peut-être que dans dix ans nous seront forcés de retourner à des méthodes pré-internet pour communiquer en sécurité, tandis que ces nouveaux superordinateurs révolutionnent le monde des sciences et de la médecine.
Remerciements
Remerciements à Andrée Beaulieu du Collège Jean-de-Brébeuf, à Raymond Laflamme et Jennifer K. Fernic du Institute for Quantum Computing et à Alain Tapp de l’Université de Montréal pour leur aide avec cet article et au Perimeter Institute for Theoretical Physics pour la photographie.
Notes
(1) Interviewé le 16 octobre 2015
(2) Campagna, Matthew et al. (octobre 2014). ETSI Whitepaper : Quantum Safe Cryptography (p. 6) Repéré à https://portal.etsi.org/Portals/0/TBpages/QSC/Docs/Quantum_Safe_Whitepaper_1_0_0.pdf
(3) Interviewée par e-mail le 26 octobre 2015
Photo fournie par le Perimeter Institute for Theoretical Physics
Article révisé par Mme Andrée Beaulieu
Sources
1. Preskill, John (4 février 2013). Quantum Entanglement and Quantum Computing. Repéré à http://www.caltech.edu/news/quantum-entanglement-and-quantum-computing-39090
2. Campagna, Matthew et al. (octobre 2014). ETSI Whitepaper : Quantum Safe Cryptography Repéré à https://portal.etsi.org/Portals/0/TBpages/QSC/Docs/Quantum_Safe_Whitepaper_1_0_0.pdf
3. Chen, Stephen (10 janvier 2014). China in race to build first code-breaking quantum supercomputer. Repéré à: http://www.scmp.com/lifestyle/technology/article/1401755/china-race-create-first-quantum-code-breaking-supercomputer
4. Brown, J. (2000). Minds, Machines and the Multiverse: The Quest for the Quantum Computer. New York, États-Unis : Simon and Schuster.
5. Hayford, Don (septembre 2014). Zeroing in On Un-Hackable Data with Quantum Key Distribution. Repéré à http://www.wired.com/insights/2014/09/quantum-key-distribution/
6. Anonyme (14 août 2003). The RSA Algorithm Explained Using Simple Paper and Pencil Method. Repéré à http://sergematovic.tripod.com/rsa1.html
Personnes interviewées
1. Raymond Laflamme : Directeur exécutif du Institute for Quantum Computing à Waterloo
2. Jennifer K. Fernic:Étudiante de PHD au Institute for Quantum Computing
3. Alain Tapp :Professeur au Laboratoire d’informatique théorique et quantique de l’Université de Montréal