Alexis De Lancer est journaliste à Radio-Canada depuis 2004. Il anime le balado quotidien d’actualité « Ça s’explique » et l’émission « Décrypteurs ». Diplômé du Collège Brébeuf en Sciences humaines en 1999, il est venu parler de son parcours professionnel et de la désinformation aux étudiant.e.s d’Arts, lettres et communication dans le cadre d’Espace ALC. Il a notamment répondu à plusieurs questions sur la formation de journaliste et son rôle en démocratie, la propagande et la désinformation, les normes et pratiques journalistiques et l’éducation aux médias.

Le Collège Brébeuf comme lieu majeur d’apprentissage et de transmission des connaissances

Cela faisait près de 25 ans qu’Alexis De Lancer n’avait pas remis les pieds au Collège Brébeuf. L’émotion et l’enthousiasme étaient manifestes. Avec Nicolas Mavrikakis, qui fut son professeur en histoire de l’art, ils échangent déjà des souvenirs avant d’entrer en classe et de rencontrer les élèves du programme ALC.

« Ce serait vous mentir que de vous dire que quand j’étais assis dans cette même salle, j’avais l’intention d’être journaliste. Ce n’était pas ce genre de chose qui me traversait l’esprit, ça a été plutôt l’œuvre du destin et des détours de la vie », dit Alexis De Lancer en s’adressant aux étudiant.es. Étudiant en Sciences humaines, mes « deux champs intérêts principaux étaient les sciences politiques et l’histoire, ainsi que la sociologie », précise-t-il.

Brébeuf a été pour lui un « moment important dans sa trajectoire ». Il s’y est forgé des amitiés et la transmission des connaissances assurée par ses professeurs a été fondamentale. En effet, ces derniers lui ont transmis entre autres cette curiosité et la « soif et l’amour de la connaissance » qui sont les bases du métier de journaliste, ainsi que l’esprit critique qu’il a su développer au fil de sa carrière. Il se souvient de ses professeurs, dont Paulo Picard, professeur de politique, Claire Lépine et Dominic Roy, professeur d’histoire, disparu récemment qu’il a beaucoup apprécié comme être humain et comme enseignant.

De plus, la qualité de l’enseignement au Collège Brébeuf lui a donné un élan dans la vie. « Je crois que cela a cimenté en moi la passion des sciences sociales et des langues », nous dit Alexis De Lancer qui parle couramment l’anglais, le portugais et l’espagnol.

D’étudiant en sciences politiques à stagiaire à Radio-Canada

Après avoir quitté le Collège, Alexis De Lancer est allé à l’Université de Montréal en sciences politiques. Après son baccalauréat, il pensait aller au Brésil dont il est un passionné, pour faire une maîtrise en politique environnementale. Mais le destin en décidé autrement. En effet, comme d’autres étudiants de l’Université de Montréal, il a reçu un courriel de Radio-Canada qui offrait un stage professionnel rémunéré à des étudiants, notamment en sciences sociales, qui n’étaient pas dans des écoles de journalisme. La volonté du diffuseur public était à cette époque d’aller chercher « des personnes moins formatées pour enrichir l’écosystème des salles de nouvelles », précise Alexis De Lancer. À ce propos, dans ces dernières, il n’est pas rare de croiser « des journalistes qui ont des formations en droit, en histoire, en littérature et dans une multitude de champs de connaissance différents », ajoute-t-il.

Des quelques centaines de candidatures, Alexis De Lancer fait partie de la vingtaine d’étudiants retenus par Radio-Canada pour effectuer le stage. « Ils nous ont envoyés dans différentes salles de nouvelles du pays ou de la province pour passer plusieurs mois à suivre à la trace les journalistes dans tout le processus de production d’un reportage; la réunion d’affectation matinale avec le choix éditorial des sujets que l’on traite, les recherches, les demandes d’entrevues, les directs, la rédaction du reportage, le montage, etc. », nous dit-il. Après ces mois passés à suivre cette « formation hyper intensive en journalisme » à Montréal et « à apprendre sur le tas », il a commencé à produire ses propres reportages.

De journaliste en Alberta à animateur de l’émission « Décrypteurs »

Au terme de ce stage professionnel, il saisit l’occasion d’aller en Alberta, comme journaliste, à la station de Radio-Canada à Edmonton. « Il faut s’imaginer que nous étions une poignée de journalistes, 8 ou 10 au plus, à couvrir la province en entier » pour informer « la population franco-albertaine et francophone à l’époque du boom pétrolier » dans cette région. Ces quatre années furent pour lui « un formidable terrain de jeu » et une « magnifique école » nous dit-il avec les yeux émerveillés. Il a couvert l’Assemblée législative, l’actualité, les affaires publiques, en plus d’animer à la radio et à la télévision.

Après cette expérience formatrice, Alexis De Lancer est revenu à Montréal, à Radio-Canada. En tant que journaliste, « c’est un peu le parcours du combattant, il faut se montrer le plus polyvalent possible et c’est encore plus vrai aujourd’hui », nous dit-il. Il a touché à tout, de la revue de presse à la présentation de bulletins de nouvelles, aux reportages sur le terrain et à la couverture d’événements en direct, parfois très marquants. De ces moments et notamment en tant que chef d’antenne, il se souvient de « l’adrénaline que l’on peut éprouver dans ce genre de situation » en couvrant des attentats, des élections, des moments pivots de notre histoire contemporaine. C’est une expérience qu’il a adorée.

Outre ces activités, il a eu la chance de couvrir les Jeux olympiques de Rio au Brésil, en 2016, et ceux de Pyeongchang en Corée du Sud, en 2018, comme chef d’antenne au service des sports de Radio-Canada.

À Rio, il présentait en direct tous les jours l’émission du midi « sous le soleil de la plage de Copacabana pour présenter les compétitions et faire des entrevues d’athlètes. Nous étions la seule chaîne de télévision internationale à le faire », dit-il avec un sourire empreint de fierté.

« En marge de cela, on m’avait aussi demandé de présenter le pays dans lequel nous nous trouvions, avec son peuple, ses coutumes, son histoire », ainsi que le portugais-brésilien, qu’il parle couramment. Il a éprouvé énormément de plaisir à aller se promener dans les différents quartiers de Rio et à « présenter la ville avec tous ses paradoxes, ses contradictions et ses merveilles ».

Aujourd’hui, il anime le balado quotidien d’actualité « Ça s’explique » et l’émission « Décrypteurs » sur RDI dont la mission est de lutter contre la désinformation et de mettre en lumière certains phénomènes émergents du Web.

Une révolution médiatique accompagnée par la désinformation

L’industrie médiatique est en pleine « révolution », nous dit-il. Et il est impossible de prédire ce que sera le métier dans cinq ans. « Quand j’ai commencé en journalisme, il n’y avait pas de téléphone intelligent et les possibilités de communiquer étaient très rudimentaires », nous rappelle-t-il.

Mais cette révolution s’accompagne d’un contexte de désinformation très fertile et d’une perte de repères, ajoute-t-il. Avant l’arrivée des nouveaux médias numériques et des réseaux sociaux, « on parlait de journal, de radio, de télé et de catégories bien claires en termes de journalisme », continue-t-il.

Aujourd’hui, « à peu près n’importe qui peut s’exprimer sur n’importe quel sujet » sur la même place et avec la même valeur. « Ces personnes-là produisent de l’information sans aucun cadre, aucune norme journalistique et aucune expertise. C’est là que la confusion s’installe », nous dit M. De Lancer.

De plus, les plateformes comme Google ou Facebook « vampirisent nos contenus », dit-il. Les médias traditionnels n’en tirent aucun revenu et sont appelés à changer. Le modèle d’affaires de ces médias sociaux avec leurs fameux algorithmes encourage la désinformation et l’amplifie.

Inquiet, il estime que nous sommes en train de perdre le contrôle. L’assaut du Capitole des États-Unis, le 6 janvier 2021, est la preuve de cette dérive. « C’est entre autres le fruit de la désinformation, quand des dizaines de millions de personnes sont convaincues ou se font convaincre que le résultat électoral est invalide et résulte d’une machination et qu’ensuite certaines personnes s’en prennent, armes à la main, à la démocratie américaine. Ce n’est pas à prendre à la légère », dit Alexis De Lancer avec insistance.

Expliquer le métier de journaliste

« Le métier de journaliste ouvre mille et une portes, si l’on est curieux et polyvalent, si l’on n’a pas peur du risque, si l’on a la passion du métier, de la communication et d’entrer en contact avec les gens… Il faut être le plus possible au-devant des avancées technologiques. »

Alexis De Lancer, journaliste à Radio-Canada

Le métier de journaliste doit être mieux expliqué et compris. Pour lui, « le cœur du problème de la désinformation est que l’on n’enseigne pas assez dans les écoles primaires l’éducation aux médias et la citoyenneté numérique. La pandémie nous l’a montrée. Les gens ne comprennent pas assez le travail de journaliste. Ils pensent que l’on exprime des opinions alors ce n’est pas cela que l’on fait. Quand on a en besoin, on se tourne vers les experts. »

Alexis De Lancer précise que Radio-Canada est une très bonne école avec plus de 75 ans d’histoire. Les normes et pratiques journalistiques sont solides et se sont raffinées avec le temps. De plus, la transmission des savoirs se fait constamment et les formations continues permettent de demeurer à jour. « Le journalisme est une méthode de travail, c’est une façon de traiter l’information », nous dit-il.

Le journaliste doit rapporter les faits bruts et s’interroger sur leur véracité et leurs « zones grises », ainsi que sur les questions soulevées et les opinions qui s’affrontent. « Le travail d’équilibriste de journaliste c’est ça. C’est de garder ce cap : je transmets l’information, je situe le contexte le plus large possible, je donne tous les outils pour que les personnes se fassent une opinion sur un sujet donné. »

Rester impartial et refléter les différents points de vue

Des étudiants ont interrogé M. De Lancer sur l’impartialité du journaliste et sur le choix éditorial des médias à couvrir tel ou tel événement ou région dans le monde.

Pour Alexis De Lancer, même si le journalisme d’opinion existe, le journaliste doit faire « abstraction du citoyen qui est en lui, qui s’indigne et qui observe ». C’est « la plus grande difficulté de mon métier depuis maintenant 20 ans. Je ne peux pas jamais laisser entrevoir la pointe du début d’une opinion ou d’une valeur », ajoute-t-il.

De plus, il se peut qu’un reportage ou qu’un article ne rende pas compte de tous les points de vue. Mais Alexis De Lancer précise que les normes et pratiques journalistiques et son garant, l’ombudsman de Radio-Canada, considèrent l’ensemble de la couverture du sujet pour juger de l’équilibre.

Malgré tout, « on ne cherche pas à tout prix à donner la parole à la voix dissidente, parce que dans certains domaines d’actualité ce serait faire fausse route », nuance-t-il. Il cite l’exemple du réchauffement climatique qui fait l’unanimité dans le milieu scientifique.

Enfin, il déplore comme certains étudiants que les médias ne puissent pas couvrir certains sujets ou parties du monde par manque de moyens, de ressources ou d’intérêt. En effet, il est conscient que l’on ne parle plus de l’Afghanistan, de l’Afrique ou du Moyen-Orient parce la guerre en Ukraine a pris toute la place dans les médias. C’est pourquoi il précise qu’il est important de remettre en question les médias et de les critiquer. « L’ombudsman de Radio-Canada est là pour recueillir les plaintes relatives au respect de nos normes et pratiques journalistiques », conclut-il.

L’émission « Décrypteurs » pour lutter contre la désinformation

L’émission « Décrypteurs » a été créée à Radio-Canada pour lutter contre la désinformation et mettre en lumière certains phénomènes émergents du Web. Pour lui, la fonction de diffuseur public « ne consiste pas simplement à livrer l’information, mais aussi à donner des outils pour la comprendre et appréhender l’écosystème dans lequel l’information ou la désinformation se déploie ».

Il estime que « Décrypteurs » cadre parfaitement avec le mandat de Radio-Canada. C’est pourquoi cette émission est diffusée sur RDI, Tou.tv, YouTube, Facebook et autres réseaux sociaux et bientôt sur TikTok. « Nous devons rejoindre le plus de monde possible » en vulgarisant et en étant accessibles, précise Alexis De Lancer.

« Aux ‟Décrypteurs“, on s’alimente beaucoup des courriels et des messages du public. On doit respecter l’intelligence des gens. Les gens veulent savoir, ont des questions très précises, très pertinentes, auxquelles on doit répondre. Et c’est comme ça que l’on fait, soit dit en passant, certains de nos choix éditoriaux des sujets abordés dans l’émission », nous dit Alexis De Lancer.

Par exemple, des auditeurs se sont récemment interrogés sur « des laboratoires secrets en Ukraine » qui produiraient des armes biologiques pour tuer la population locale, justifiant l’intervention armée russe. C’est pourquoi l’équipe des « Décrypteurs » a déconstruit cette histoire en démontrant clairement que ces laboratoires existent bel et bien mais qu’ils étudient des pathogènes comme d’autres laboratoires dans le monde, et qu’ils n’ont jamais créé des armes biologiques. La propagande russe a récupéré cette histoire qui provient de l’extrême droite américaine relayée par la complosphère pour justifier en partie leur invasion de l’Ukraine.

Face à la propagande et à la désinformation : vérifier l’authenticité des images

Un étudiant souligne dans sa question que la récente invasion de l’Ukraine est aussi une guerre de propagande, des deux côtés. Alexis De Lancer complète en disant qu’elle met en cause trois parties : ukrainiennes, russes et américaines. Il nuance en précisant que les Russes utilisent la propagande dans une plus grande proportion.

« Dans un contexte de guerre, la première victime c’est la vérité. C’est vrai depuis toujours. Mais avec les technologies de notre époque, l’effet est démultiplié. »

Alexis De Lancer

C’est pourquoi il faut faire preuve d’une grande vigilance à l’égard des images et de leur origine, nous dit-il. Il faut connaître leur provenance et savoir s’il existe des intérêts cachés. « Il faut avoir cela en tête avant de relayer n’importe quoi, n’importe comment, sans mise en contexte. » En effet, pour l’équipe des « Décrypteurs », vérifier l’authenticité des images, qu’il s’agisse de photos ou de vidéos, représente un défi important. « Ce n’est pas un travail toujours très simple », nous dit-il.

De plus, les médias traditionnels ont parfois leur part de responsabilité dans la désinformation. « Ils vont un peu trop vite dans la diffusion ou la rediffusion d’images qui auraient dû être contrevérifiées », précise-t-il.

Heureusement, les journalistes et les citoyens disposent aujourd’hui d’outils pour vérifier l’authenticité des images comme Google, TinEye, Yandex (moteur de recherche russe) et Microsoft (reconnaissance faciale). L’émission « Décrypteurs » a déjà produit des capsules sur le sujet.

La désinformation répond à un besoin fondamental de l’être humain

Alexis De Lancer nous signale que des experts en psychologie sociale s’intéressent au phénomène et nous expliquent un peu les rouages de la désinformation.

« Ce que nous a montré la pandémie, c’est qu’une des raisons pour lesquelles la désinformation s’est autant enracinée, c’est que cela répond à un besoin fondamental de l’être humain. Quand les gens sentent qu’ils perdent le contrôle sur leur vie, qu’ils sont face à un phénomène qu’ils n’arrivent pas à expliquer, qu’ils éprouvent un isolement social, il y a des mécanismes dans nos cerveaux qui font en sorte que l’on se tourne vers des réponses faciles à des problèmes complexes, vers un ou deux coupables ou vers une machination. En contrepartie, il y a des gens qui savent appuyer sur les bons boutons pour trouver les vulnérabilités de certaines personnes en vue d’exploiter un tel sentiment. »

Malgré les messages de haine et les menaces que reçoivent les journalistes, à l’émission « Décrypteurs », on a fait le choix de « ne pas dénigrer ces personnes-là », nous dit M. De Lancer. « On ne va pas les diaboliser parce que fondamentalement on peut tous tomber dans ce piège-là. Je ne pense que c’est comme cela que l’on va instaurer un dialogue pour essayer de rétablir un peu les choses. »

Il se demande en conclusion « comment nous allons rapiécer le tissu social qui s’est effrité et comment nous allons regagner la confiance envers les médias, les politiciens et les choses qui étaient au cœur même du fonctionnement de notre société ».